Qui suis-je ?



Interview pour Dopamine

Dopamine est un fanzine étudiant
affilié au journal musical féministe Ventoline.

Là où Ventoline part "du constat que la critique musicale,
c’est comme le barbecue — il faut se lever tôt pour voir des
femmes s’en emparer", Dopamine envisage cette question dans
le domaine du graphisme, en lien avec la musique.



Ci-dessous le texte complet de l'interview
(remanié dans la publication).



* Quelle est ta formation et comment qualifierais-tu ta pratique ?

Ma pratique du dessin n'est pas vraiment liée à une formation. J'ai parfois suivi des cours dans ma vie (un peu de dessin d'observation, un peu d'histoire de l'art...), mais ce qui a eu sans doute une influence décisive sur mes dessins, c'est de faire partie d'un réseau musical dans lequel on a tendance à tout faire soi-même.

Comme tout le monde, je dessine depuis toujours - mais à un certain âge en général on s'arrête, et par la suite on dit "je ne sais pas dessiner". Pour moi la question ne s'est pas posée en ces termes. En 2010, je sortais du lycée et je me suis mise à organiser des concerts, et puis à peu près au même moment à faire des affiches, parce que j'étais entourée d'autres personnes qui fonctionnaient de cette façon (j'habitais à Clermont-Ferrand, où l'association des Hand-clapping girls et les affiches de Claire Wijbick m'ont beaucoup influencée, par exemple). Dans ce réseau, savoir si on avait une légitimité à faire les choses (un statut de programmateur, un lieu dédié, du matériel adéquat, ou des études d'art en poche), c'était pas la question : l'important, c'était d'avoir envie de le faire, après on se débrouillerait (en tous cas, j'ai eu la chance de le vivre comme ça à cette époque).

C'est par ce biais que le dessin a pris autant de place dans ma vie, par sa fonction utilitaire (vite débordée par une sorte de jubilation insatiable : assez vite, impossible de savoir si je dessine pour faire des affiches ou si je fais des affiches pour dessiner), avec une grande ouverture pour l'expérimentation et les ratages possibles (une affiche a une durée : au-delà de l'événément qu'elle annonce, si elle est nulle, on l'oublie et on passe à autre chose, ce qui est assez libérateur).

Mon approche du dessin est donc complètement empirique, et si j'essaie de parler de "mon travail" c'est plutôt a posteriori, comme un regard en arrière sur une grande accumulation de dessins qui s'est créée d'elle-même au fil du temps, sans discours élaboré ou ligne directrice consciente. Globalement c'est encore comme ça que je vois les choses, même si ça devient de moins en moins vrai au fil des analyses que je fais et que d'autres font de mes dessins.


* Comment trouves-tu tes références, ton inspiration de composition ? (si cela te paraît important)

Comme tu dis : je les trouve, je ne les cherche pas vraiment. J'ai tendance à glaner des choses formelles sans arrêt et à me laisser des notes graphiques sur des bouts de papier : ça peut être une architecture bizarre croisée en me baladant, la typo d'une enseigne de snack ou les couleurs d'une fresque dans une église...

Je suis très influencée par les dessins de personnes que j'aime et côtoie dans la vie, et notamment par ceux de Regis Turner, avec qui j'ai beaucoup dessiné (et peint, fait des films, de la musique, et construit tout un monde de blagues, voyages imaginaires et personnages flamboyants). Je retiens des morceaux de ma vie quotidienne, par exemple les jeux de mots ou les idées incongrues de mes ami-e-s, comme autant de petits joyaux avec lesquels je me forge de nouvelles images mentales.

Je lis aussi beaucoup (bédé et philo, roman et poésie, recettes et petites annonces... tout). Ma formation c'est plutôt ça : les lettres en général, et je pense que la dimension narrative de mes affiches tient pas mal à cette pratique de lecture, qui est aussi une façon d'aborder la vie - en construisant un sens, des sens, des récits.


* Y'a t-il un effet recherché en utilisant une iconographie si particulière ?

Si tu parles de l'iconographie médiévale, pour moi c'est d'abord un plaisir savant (la connaissance de cette vaste période de l'histoire européenne, qui m'intéresse davantage du point de vue des quotidiens et des vécus que du point de vue de la Grande Histoire) qui rencontre un plaisir complètement naïf à dessiner une espèce de Moyen-Age imaginaire, dans lequel toutes les périodes peuvent finalement s'entrechoquer.

En fait ça recouvre quelque chose qui m'intéresse de façon plus générale, qui est la fonction politique de l'histoire (et aussi de la fiction). J'aime bien cette phrase prononcée par la voix stupéfiante de Marguerite Yourcenar (on l'entend par exemple dans le générique de "Concordance des temps", une émission que j'écoute souvent en dessinant) : "Le coup d'oeil sur l'Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d'y penser davantage, d'y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter".

Dans mes dessins, je pense que l'aspect narratif (que j'utilise surtout pour apporter une sorte d'incongruité à la situation montrée) et le recours à l'imagerie médiévale sont deux façons de réinvestir cette idée. Je ne sais pas si c'est très clair, mais l'effet recherché serait quelque chose comme la confection de zones imaginaires un peu incertaines, un peu flottantes, dans lesquelles on se raconte des histoires incongrues - pour moi c'est en partie ça qui nous permet de changer le monde ou notre façon de nous y rapporter.


  * Quel est le lien entre ton parti pris graphique et la musique que tu mets en avant ?

Je ne crois pas qu'il y ait toujours un lien direct entre la musique de tel groupe programmé à un concert et l'affiche pour la soirée en question (même si j'écoute chaque fois les musiques concernées au moment où je dessine l'affiche). Par contre, j'ai l'impression qu'on partage généralement des façons de faire dans nos pratiques respectives, plus ou moins liées à des idées d'autonomie, d'expérimentation, de liberté - mais c'est peut-être un peu culcul, il faudrait que je prenne plus de temps pour réfléchir à cette question.


* Qu'apporte le ton humoristique et décalé à l'affiche de concert ?

Ca rejoint cette interrogation sur la fonction politique des narrations étonnantes. C'est comme pour dire : "viens, on va se marrer à cette soirée", comme une promesse de joie, et c'est quand même pas rien "dans le monde actuel". Dans le réseau musical dont je te parle, il y a quand même une forte dimension politique. Quand j'organise un concert ou que je vais en voir, souvent la musique est ce qui compte le plus, mais il y a une dimension humaine qui est quand même très importante. J'ai envie que ces moments soient chaleureux, marrants, libres. C'est une invitation à vivre ce genre de choses ensemble.


Novembre 2021



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